À l'écoute des objets. Mémoires et migrations

À l’écoute des objets : Parcelles d’histoires et pédagogie créative

Par Ewa Tartakowsky, CNRS, ISP (UMR 7220)

 

Un simple objet peut suffire pour éveiller la curiosité, susciter l’intérêt des étudiant·es et créer une dynamique. C’est l’objectif que j’ai cherché à atteindre en invitant ma classe à écouter les objets, à prêter attention à leur silence chargé d’histoires et à leur murmure discret, traversant le temps et l’espace. Le projet, intitulé « À l'écoute des objets. Mémoires et migrations », réalisé dans le cadre du cours « Mémoires et politique », dispensé en master 1 au Nouveau Collège d'Études Politiques (NCEP) en 2024, a été conçu comme lieu d’articulation de la recherche, de la conservation des archives, de la muséographie, de la création.

L’idée était de révéler la part invisible que portent les objets, ce qu’ils nous racontent sous leur apparente mutité. Qu’ils relèvent d’archives publiques ou privées, les objets sont les témoins discrets des attachements et des déplacements. Ils constituent un fil ténu reliant des histoires individuelles à des récits collectifs, sont marqueurs d’appartenances souvent exposées aux houles de l’histoire. S’ouvrir à cette dimension permet de se laisser surprendre par leurs trajectoires accidentées, incertaines, et d’explorer les liens inattendus ainsi tissés entre des époques et des lieux parfois improbables.

Observer ces objets, c’est aussi comprendre comment ils résonnent avec les politiques de mémoire et interrogent les cadres institutionnels et sociaux de leur transmission. À cet égard, les disciplines telles que l’histoire, la sociologie, la science politique et l’anthropologie fournissent des clés pour analyser ces phénomènes mémoriels récents. En ancrant notre réflexion dans le prisme de l’histoire et des mémoires des migrations, nous avons ainsi pu explorer les parcours des travailleuses et travailleurs immigrés, les traces des exils politiques du XXe siècle, les héritages coloniaux inscrits dans les récits familiaux et les objets du quotidien.

En abordant les objets d’exil et les objets en exil sous ce nouvel angle, en les considérant comme des « objets transmissionnels » (Borzykowski et Lew, 2019), en suivant leurs biographies (Kopytoff 1986), nous avons retracé leurs circulations, appropriations et significations nouvelles. Les travaux d’Halbwachs (1925) sur la mémoire collective et ceux d’Assmann (1995) sur la mémoire culturelle nous ont aidés à comprendre comment ces objets migratoires s’inscrivent dans des transmissions intergénérationnelles et, au fil du temps, jouent un rôle dans la reformulation des appartenances.

Lors du premier cours, les étudiant·es ont eu l’opportunité, grâce à l’accueil de Salomé Kintz, responsable de la formation et de l’action culturelle, de découvrir une série d’objets en trois dimensions conservés à La Contemporaine: un passeport Nansen, un drapeau de l’association des travailleurs ukrainiens en France des années 1930, un grigri africain confectionné par un marabout malien, un disque vinyle de l'Association des combattants de l'Union française, des faux papiers fabriqués durant la Seconde Guerre mondiale par la Cimade, un foulard de la CNT-FAI espagnole…


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Les étudiant·es lors de la séance de présentation des objets à La Contemporaine, en présence de Salomé Kintz, le 13 septembre 2025. © E. Tartakowsky

Ces objets, marqués par les épreuves de celles et ceux qui les ont portés, manipulés ou transmis, ont ouvert un espace de réflexion sensible. Les étudiant·es ont été invité·es à interroger leur pouvoir d’évocation : que disent-ils de ceux qui les ont possédés ? Comment traversent-ils le temps et les frontières ? Quels récits, immédiats ou effacés, véhiculent-ils aujourd’hui ?

Par groupes, les étudiant·es ont sélectionné un objet et exploré son histoire avec une approche immersive, ce qui leur a permis d’apprivoiser l’objet en trois temps.

La découverte initiale, un premier contact sensoriel et visuel les a amené·es à observer ses caractéristiques matérielles – texture, forme, inscriptions éventuelles, traces d’usure – et à interroger leur propre perception. Quelles émotions ou impressions cet objet suscite-t-il ? Quelle histoire semble-t-il raconter au premier regard ? Ce moment d’exploration intuitive a ouvert la voie à une analyse plus approfondie, celle de son objectivation.  

Cette seconde étape clé a nécessité une recherche afin d’ancrer l’objet dans son contexte historique, social et culturel. Les étudiant·es ont mobilisé des articles scientifiques, des archives et des témoignages pour reconstituer son parcours, comprendre les conditions de sa production, de son usage et de sa transmission. Ce travail a permis de dépasser l’intuition initiale pour saisir les enjeux historiques et mémoriels porté par l’objet.

Enfin, les étudiant·es ont interrogé ce qu’il fait résonner en interrogeant son pouvoir d’évocation et en réfléchissant sur la manière dont il continue d’interagir et faire sens avec le présent. Ainsi, de par les échos qu’il suscite avec d’autres histoires, d’autres engagements, de par les questionnements qu’il soulève sur l’exil, l’identité ou la mémoire, l’objet s’est révélé être un vecteur actif de transmission, un déclencheur de récits et de réflexions, capable de transformer les regards et d’élargir les horizons de compréhension.

Dans cette aventure, les étudiant·es ont navigué entre l’archive et la création, entre la rigueur et l’intuition. La recherche-création s’est révélée à ce titre un chemin fécond, un moyen sensible d’explorer trajectoires individuelles et histoires collectives. Les objets, en tant que « précipités de remémoration » (Tolia-Kelly 2004), nous ont permis d’appréhender de façon singulière les continuités et les ruptures des mémoires migratoires, entre héritages et réinventions. Ils nous ont permis d’interroger la transmission, les attachements qui se modifient, se perdent, se transforment.

Enfin, ce projet a été une tentative de tisser des liens entre une recherche marquée dans sa tradition par le souci d’objectivité, et une approche sensible, plus intuitive. Cela s’est traduit par la création, par les étudiant·es, de capsules sonores. Six d’entre elles sont présentées ici et font résonner les voix des objets et les échos de l’histoire, en témoignage de la richesse des parcours migratoires et des mémoires en mouvement.

 

Bibliographie

Appadurai Arjun (éd), The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.

Assmann Jan, « Collective Memory and Cultural Identity », New German Critique, 1995, n° 65, p. 125-133.

Borzykowski Michel et Lew Ilan, Objets transitionnels. Liens familiaux à la Shoah, Genève, Slatkin, 2019.

Halbwachs Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Presses Universitaires de France, 1925.

Kopytoff Igor, « The Cultural Biography of Things: Commoditization as Process », in: Arjun Appadurai (éd.), The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective, Cambridge, Cambridge
University Press, 1986, p. 64-91.

Tolia-Kelly Divya P., « Locating Processes of Identification: Studying the Precipitates of Re-Memory Through Artefacts in the British Asian Home », Transactions of the Institute of British Geographers, 2004, n° 29(3), p. 314-329.